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  Lettres de Shandili et le Devîsadangeï

 Interview pour le site Montray kréyol
(par Jean Samuel Sahaï - 2007)

PHILIPPE PRATX : L'ENTRETIEN

Réponses inédites aux questions de Jean S. Sahaï.

 « Le brouillage des genres, leur métissage, est un aspect majeur de ma démarche. »

   A l’occasion de la publication prochaine du livre de Philippe Pratx, Lettres de Shandili (nouvelles), suivies du Devîsdangei (poèmes) aux Éditions Thot, en août-septembre 07, avec une préface de la romancière mauricienne Ananda Devi, Philippe Pratx a bien voulu nous répondre, par mail depuis le Gabon où il enseigne.

Jean S. S. : Philippe Pratx, tu es professeur de Lettres, formé à l'Université de Toulouse. Ta carrière s'est exercée tant en France hexagonale qu'ultra-marine, et à l'étranger, c'est bien cela ?

Philippe P. : C’est tout à fait exact. Depuis mon premier départ en 1985 hors de l’hexagone – en tant que Volontaire du Service National, au Lycée Français de Kinshasa, capitale du pays qui s’appelait alors le Zaïre – j’ai passé l’essentiel de mon temps outre-mer (Guyane, Réunion, Côte d’Ivoire et actuellement Gabon), toujours dans des établissements français. Ce qui ne m’empêche pas de conserver un rapport profond avec mes terres natales d’Occitanie… comme en témoigne d’ailleurs la dernière nouvelle de mon recueil, dont le titre lui-même est en langue occitane.

JS : Ayant exercé en France métropolitaine, en Afrique Noire, en Guyane et à la Réunion..., tu as été pris dans la tourmente en Côte d'Ivoire, en 1997 ?

Ph : Hélas ! Un épisode fort peu glorieux pour ce pays qu’est la Côte d’Ivoire, et pour des autorités françaises qui ont « géré » la crise de façon des plus discutables. Mais il vaut sans doute mieux ne pas s’étendre davantage sur le sujet.

JS : Tu es bien connu dans la francophonie comme le créateur et webmestre du site Indes réunionnaises, qui est même en partie traduit en anglais. Peux-tu nous en retracer rapidement l'historique, le contenu, et l'impact actuel ?

Ph : Indes réunionnaises a été mis en ligne au tout début de l’année 2000, alors que je passais mes derniers mois à la Réunion. Le site est le fruit de recherches et de travaux débutés sur le terrain dès 1997-1998. Depuis lors, je me suis efforcé de maintenir sa vie toute virtuelle en l’enrichissant de nouveaux apports. Les contraintes professionnelles qui sont les miennes à présent, ainsi que le fait de résider au Gabon ne me permettent pas d’effectuer des mises à jour aussi régulières qu’auparavant, mais des interviews, des dossiers, des publications diverses viennent périodiquement s’ajouter aux 2000 pages environ déjà en ligne. Mensuellement, environ 95 000 pages sont consultées, ce qui fait d’Indes réunionnaises un des sites les plus consultés dans le domaine des cultures indiennes. De nombreux organismes réputés ont en outre jugé bon de le recommander (CNRS, CNDP, etc.)

JS : Outre les lettres et internet, tu es aussi un photographe de talent, comme en témoigne l'illustration très relevée de ton site. Tu es donc un artiste dans l'âme ?

Ph : Le matériau photographique que je propose sur le site ne se veut pas réellement artistique, mais avant tout documentaire, même si je ne suis évidemment pas insensible à l’aspect esthétique de l’image. Selon moi, la valeur artistique d’une œuvre, quelle qu’elle soit, ne saurait exister sans que la sous-tende une démarche particulière : créatrice, stylistique, spirituelle ou autre… Je n’ai pas vraiment engagé ce genre de démarche dans le domaine photographique… même si je suis en train de travailler – un peu mollement il est vrai – dans ce sens.

JS : Tu as très tôt dans la vie été touché à la création littéraire. Parle-nous de ton parcours, très personnel, en ce domaine.

Ph : Comme beaucoup, j’ai fait mes premières armes littéraires dans la poésie, gribouillant quelques vers à l’âge d’une dizaine d’années. L’adolescence m’a fait poursuivre dans cette voie, ainsi que dans celle du théâtre. Mes premières publications en revues (Revue du Tarn, Cahiers du Soleil, Cahiers de Saint-Germain-des-Prés) concernent justement des textes poétiques et datent de la fin des années 70. Une nouvelle a été publiée dans la revue Brèves au début des années 80. Depuis, mes créations ont pris des voies plus hybrides, des chemins de traverse défiant la classification littéraire, notamment en métissant, en fusionnant poésie et genres narratifs. Les éditeurs n’ont guère apprécié, et j’aurais sans doute renoncé à leur soumettre quoi que ce soit de ma plume, si je n’avais été encouragé par diverses personnes au jugement desquelles j’attache de l’importance, par exemple la romancière mauricienne Ananda Devi.

JS : Comment te situes-tu par rapport aux modes littéraires et aux traditions ?

Ph : Il est bien sûr facile, flatteur et confortable de se considérer comme à l’écart de toute catégorie préétablie : cela veut suggérer une originalité incontestable et satisfait au principe – tellement humain – de paresse dans la mesure où l’on se dispense de réfléchir à ce qui nous rapproche, ou nous éloigne, des autres îles et continents de l’univers littéraire. Si je suis à l’écart des traditions comme des modes, je n’aurai pas la prétention d’en faire une marque de fabrique et je prendrai la précaution d’ajouter ceci : tout auteur sait désormais que son travail est aussi le produit de toute une intertextualité aux racines millénaires, consciemment assumée ou inconsciemment subie. Traditions et modes sont deux formes majeures que revêt cette intertextualité. Il me semble, sur le plan artistique et créatif, que jouer sur les variations de distance et de proximité avec modes et traditions est une des sources les plus fécondes de l’écriture.

JS : Tu prétends jouer sur le brouillage des genres, les échos textuels...

Ph : Comme je le disais précédemment le brouillage des genres, leur métissage, est en effet un aspect majeur de ma démarche. Les échos textuels, eux, sont multiples dans l’ouvrage qui va être publié : échos évidents ou cachés entre les deux recueils publiés conjointement (recueil de nouvelles et recueil poétique), échos entre les nouvelles et les lettres dans Lettres de Shandili, échos entre tel ou tel motif d’une nouvelle à une autre, autour du texte à peu près central qu’est « Jeux de miroirs », sans parler d’échos externes, littéraires, cinématographiques, etc.

JS : Sens-tu les limites du pouvoir des mots ?

Ph : C’est un élément essentiel de ma démarche, qui apparaît parfois explicitement (comme dans « L’interrogatoire d’Ulagammal Kandasamy ») ou qui sous-tend ma façon d’écrire : il y a à la fois pouvoir et limites de ce pouvoir, force et fragilité, liberté et contrainte, potentialités et frustrations… Bref, une ambiguïté profonde qui en dit long sur ce qu’est l’homme.

JS : Tu n'es pas indien d'origine ni de culture. Pourtant, ton travail militant et dynamique semble presque entièrement orienté vers l'évolution de cette riche culture en dehors de l'Inde, à la Réunion par exemple. Comment cela t'est-il arrivé personnellement ? Quelle place occupe l'indianité dans ta vie, dans ton quotidien ?

Ph : On peut parler de passion, même si cela est un peu facile et réducteur. J’ai éprouvé depuis longtemps une attirance pour la culture indienne, mais longtemps elle a été une attirance parmi d’autres. Puis j’ai épousé une jeune femme sri lankaise de culture tamoule, j’ai vécu à la Réunion au contact d’une culture aux indéniables racines indiennes… et le tour a été joué. Au quotidien, musique indienne, littérature indienne, cuisine indienne… contribuent à me nourrir, même s’il ne s’agit évidemment pas de verser dans l’exclusivité appauvrissante.

JS : A ce point de ton long parcours, tu décides de publier le fruit de ta double passion pour la civilisation indienne et pour l’écriture. Cela a-t-il été facile ? S'agit-il de nouvelles émaillées d'un ton romancé ?

Ph : Lettres de Shandili est un « recueil conceptuel », comme on parlait d’album conceptuel dans le rock progressif des années 70. A partir d’un prétexte épistolaire (les huit lettres de Shandili) le recueil se construit en une série de quatorze récits fictifs, dont la profonde unité vient à la fois des échos textuels déjà évoqués, de la narration à la première personne, et bien sûr de la thématique indienne.

JS : Tu explores un univers indien à la fois consciencieusement scruté et réinventé. Quels sont les enjeux de cette approche?

Ph : Il s’est agi pour moi avant tout de m’approprier égoïstement un univers qui m’était malgré tout, au fond, tout à fait étranger. Mais toute vraie appropriation de ce genre passe, on le sait, par une transformation – si minime soit-elle – de celui qui s’approprie et de la chose qu’il s’est appropriée, voilà pourquoi l’univers indien de mes nouvelles et de mes poèmes peut être considéré comme réinventé.
Au-delà, il s’est agi également d’une démarche spirituelle, dont un des enjeux était de m’approcher intimement de l’hindouisme. La spiritualité hindoue, lorsque je l’ai découverte il y a des années, m’a frappé par l’adéquation de certaines de ses vues avec mon propre vécu spirituel, remontant à mon adolescence. J’ai voulu explorer, fréquenter à ma façon ces horizons, ce paysage…

JS : Tu es sensible à la spiritualité du paysage indien ?

Ph : Quand je parle de paysage, c’est bien sûr métaphoriquement.

JS : Tu associes à ces Lettres les poèmes du Devîsadangeï, attribués au Tamoul Aridam... Explique-nous ce travail, cette entreprise de traduction.

Ph : Aridam n’existe pas, non plus bien sûr que le Devîsadangeï et ses soixante poèmes. Il s’agit encore d’un jeu littéraire, déjà pratiqué depuis des siècles… Mais pas un jeu gratuit. Le « Je est un autre » de Rimbaud n’est évidemment pas loin. Et surtout cette vérité concernant l’écriture – poétique notamment – : elle n’est toujours que trahison, elle est toujours comme « par défaut »… revoici les limites du pouvoir des mots. Le fait de présenter un texte comme une « simple » traduction n’est qu’une manière explicite d’assumer les déficiences frustrantes de tout langage.

JS : Parlons du style de ce poète, que la traduction semble rendre par une certaine fugacité... Veux-tu dire que le spirituel étant mystique par essence, il échappe à l'écriture comme moyen de transmission ?

Ph : Ces textes à la légèreté presque fruste veulent témoigner de la difficulté de tout langage à appréhender le spirituel.

JS : C'est Ananda Dévi qui préface l’ouvrage que tu signes. Peux-tu nous dire quelques mots sur cette femme de lettres et d'indianité ?

Ph : Ananda Devi est une romancière qui occupe dans la littérature francophone une place de plus en plus remarquable, comme le prouvent les deux prix littéraires obtenus en 2006 pour Eve de ses décombres, et ce sans jamais avoir fait de concessions dans sa démarche littéraire, personnelle et rude. Si elle a débuté avec des textes souvent explicitement attachés à l’indianité mauricienne – pensons notamment au Voile de Draupadi – elle propose désormais des œuvres de portée universelle, dans une écriture vibrante qui fait d’elle un authentique écrivain, une authentique créatrice littéraire, quand tant d’auteurs ne sont que des producteurs de textes, comme il existe des producteurs de produits manufacturés…

JS : Ananda Dévi se demande dans sa Préface « Où se cache l'auteur ? » Et répond : « Plus près qu'on ne le croit ». Ton intention est-elle de te cacher derrière l'œuvre, où t'arrive-t-il de te dévoiler aussi ?

Ph : Les mots d'Ananda Devi sont une allusion à l'un des poèmes du Devîsadangeï. Se cacher, se révéler, révéler des "vérités" dans les déguisements, eux-mêmes : une autre facette du jeu littéraire tel que je le conçois. Derrière ce jeu se tapit aussi la grande question de l'identité, de l'individu, du moi, et de l'inexistence du moi…

JS : Ton œuvre reflète une source d'inspiration bien indienne, qui court des épisodes épiques du Mahabharata aux frasques modernes de Bollywood, où tu puises de riches images ourlées en finesse. Es-tu satisfait de ce coup d'essai ?

Ph : Il ne peut y avoir pleine satisfaction. J'ai précédemment parlé de la frustration inhérente à toute pratique littéraire du langage ; elle existe à tous les niveaux de la création : de la composition au "style", de l'imagerie apparente à l'esprit qui la porte… Ceci dit, j'éprouve au moins la satisfaction de ne pas avoir cédé à la facilité, à l'exotisme tapageur ou à un intellectualisme prétentieux.

JS : Peux-tu nous parler des motivations de ton éditeur français ? Et qu'évoque pour toi la très belle couverture de l'ouvrage ?

Ph : Il ne s'agit pas d'une grande maison d'édition, mais d'une structure où il est question de donner à des auteurs, disons non commerciaux, la possibilité de se faire entendre. Bref, une politique éditoriale dont on peut se réjouir qu'il en existe encore à côté des rouleaux compresseurs que l'on connaît.

Pour ce qui est de la couverture, je l'ai conçue et réalisée à partir d'une photo que j'ai prise dans la région de Mysore. Encore un jeu d'échos : la fillette peut bien sûr évoquer divers des personnages du livre ; son dédoublement sur le montage photographique n'est pas innocent non plus…

JS : Merci Phillippe, et bon succès à ton livre qui mérite de se retrouver sur toutes les bibliothèques indianistes et indophiles. C'est une pùja de plus en hommage à nos valeureux ancêtres tamouls et indiens... Peut-être aussi, l'auspicieux augure de la reconnaissance qui leur reste due, en particulier dans l'outre-mer cannier francophone.


 

Voici un court extrait de la nouvelle "L'inventaire du coffre aux épices" :

« Les tuyaux de cannelle. Il en faut deux ou trois, selon leur taille. Voici qu’il va les mettre dans une autre tasse. Il n’en reste plus que deux de vides, des tasses. Les rubans d’écorce douce et chaude de la cannelle se disposent en faisceau défait ; l’un, plus rond, oscille encore sur la tranche du gobelet, avant de s’immobiliser dans son équilibre ; cesse son infime sonorité, bois sur inox, que j’imagine plus que je ne l’entends.
En tuyau de cannelle, la flûte de Krishna ! Êlammâ êlam !

Trois, ce sera peut-être trop. Je la connais, cette cannelle-ci, sa saveur prononcée. Presque aigrelette. Elle fera une poudre tenace. Deux tuyaux suffiront. S’Il me regardait, il me comprendrait, mes yeux lui parleraient. Regarde-moi. Regarde-moi.
Fichu, Il en vient déjà aux feuilles de curry. Fichu, cette cannelle va tout gâcher. Ce n’est plus guère intéressant. Grand nigaud ! Tu t’empiffreras tout seul, je le recracherai, ton curry tout cannelé ! Tu peux bien t’en gaver ! Est-ce que je t’en demanderai une seule bouchée ? Peut-être même que tu le fais exprès… Tu dis souvent à la Sigamani que je suis gourmande. Est-ce qu’on donne du gâteau à la vieille grenouille ? Est-ce que je peux être gourmande avec ce que tu me donnes ? Tes feuilles de curry, tu peux bien les brûler toutes noires, tu peux les laisser à la pluie, qu’elles en moisissent. C’est qu’il continue comme si de rien n’était ! Gave-t-en donc de ta soupe de cannelle, ce n’est pas moi qui te l’ôterai de la bouche ! »


 

Et voici un des poèmes du Devîsadangeï :

« J’écris le mot arbre
Et mon esprit a vite fait de dessiner un arbre

J’écris le mot cruche
Et il m’est facile de la voir sans la voir
Dansant sur une hanche et clapotant d’eau fraîche

J’écris le mot lune
Et mon esprit a vite fait de peindre l’astre blanc

J’écris le mot femme
Et sans mal j’imagine ses hanches larges
Je sens sans les sentir ses parfums de muscade

Mais ces mots que j’écris
Suffisent-ils à faire miens l’arbre et la lune
A faire mienne la femme qui porte sa cruche

Et ces beautés que mon esprit dessine
Ravissent-elles un seul un seul atome à ta beauté

Aridam te rend ses mots et ses beautés
Ils ne sont miens que de ce que je suis en toi
Si infime en toi qui es infinie
Si gonflé de joie de cet infini que tu donnes. »

Philippe Pratx.


Source : http://www.montraykreyol.org/article/philippe-pratx-lentretien

       

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